Trois croquis urbains pour saisir sur le vif les nouveaux usages de lieux, autant dire l’apport de nouveaux habitants… Première scène : Ponte Vasco da Gama. Sous ce gigantesque pont se trouve un petit skatepark, au bout du Parc des Nations, un endroit en apparence public mais en réalité destiné comme le jardin du quartier résidentiel qui se développe à côté. Justement à cause de la présence de ses riches voisins, la piste de skate contraste davantage encore et apparaît comme une insolence affichant un air désordonné, au milieu de la belle géométrie florale. C’est pourtant là que les Afro Panico et plusieurs autres jeunes groupes de musique urbaine africaine enregistrent leurs vidéos. Avec pour arrière-plan le pont, les danseurs évoluent selon le rythme violent de la percussion et imposent une certaine agressivité par des gestes provocateurs qui chahute ce paysage calme de la nouvelle partie de la ville blanche, comme en un terrain conquis. Ils viennent d’Afrique, pour la plupart, mais maintenant ils sont là, et ceci est leur territoire. L’Afrique, lointaine, qu’ils ne peuvent apercevoir d’ici, se trouve au-delà du pont, dans le bleu-vert de l’eau du fleuve. L’endroit est symbolique. Symbole fort de la modernité ainsi que de l’extension progressive de la ville. Ici un quartier riche s’est installé à côté de deux zones populaires dites « problématiques » - Moscavide et Chelas - en les ignorant tout simplement et en grandissant silencieusement à leur côté. Ce petit morceau d’art urbain avec ses graffitis et son skatepark se présente comme anticolonialiste et semble dire : “Ce n’est pas fini, vous êtes là mais nous aussi. On a passé le pont”. Kuduro est la danse africaine que ces groupes pratiquent. C’est également une danse qui traduit parfois de manière grotesque, la réalité. Une danse qui renoue avec la tradition des danses tribales tout en l’inscrivant dans une perspective urbaine et contemporaine avec de gestes comme autant de reflets de la société angolaise, ses vices et ses problèmes. Le succès des groupes actifs de Kuduro à Lisbonne, ainsi que l’utilisation de différents spots de la ville comme décor pour des vidéos internationales, a ouvert à cette danse la porte de l’Europe entière. Non loin de là, se trouve un petit mur tout blanc, qui marque à la fois la fin du parc et celle du petit chemin piéton. Après c’est Lisbonne qui s’arrête… Le mur possède une une sorte de fenêtre qui encadre, ironiquement, un paysage d’une périphérie dégradée. Derrière ce mur, cachée, et orientée vers l’entrée du jardin, on peut y lire : « SIMPLE CHANGE ». Deuxième scène : du « Martim Moniz » au « Cais do Sodré » On parle bien de gentrification de cette partie de la ville, surtout celle située plus au nord: entre les quartiers de Intendente et Anjos. Au contraire au-dessous du marché indochinois au centre de la place Martim Moniz le style n’est ni bourgeois, ni touristique. Il y a en bas un sur-territoire de service : un micro-commerce de fournisseurs de matériaux pour magasins et restaurants, légaux et illégaux - mais de très bonne qualité! - au-dessus duquel s’étend la place la plus internationale de la ville. C’est le résultat d’une opération municipale commencée en 1997, récupérant un « délaissé », qui avait été jusqu’à la moitié du XVIème siècle le centre de Lisbonne, à l’abri du fleuve. C’est le quartier Mouraria, nom choisi pour désigner le ghetto réservé aux Maures après la reconquête chrétienne de la ville en 1147, c’est là où la station métro s’appelle « Martim Moniz », héros de cette reconquête, elle est décorée avec symboles des cultures arabe, africaine, indienne, portugaise. Ainsi ce territoire a été réorganisé afin de valoriser son caractère multiethnique avec la cohabitation de magasins indiens, chinois, pakistanais et africains, image du monde entier rassemblé autour d’une place. Dans un coin, à l’extrémité de la place, sous des petites arcades se réunie chaque jour une petite communauté africaine. Elle y a ses habitudes. Il y a dix ans, une cabine téléphonique pour l’international attiraient tous les immigrés qui faisaient la queue avant de parler à leur famille restée au pays pour une poignée de monnaie. À présent, des coiffeurs africains, des esthéticiens, des vendeurs de tissus exotiques animent le quartier et c’est un simple et pur bonheur que de s’y arrêter pour converser entre amis, attendre son tour ou acheter un produit à la saveur unique de son lointain chez soi. Lisbonne c’est aussi ça. Et dans le parcours qui relie cette place à la gare du Cais do Sodré l’on trouve un chapelet de petits magasins d’épices et de produits alimentaires exotiques pour immigrés et Portugais expatriés, qui manifestent à l’égard de l’Afrique une profonde nostalgie. On y acquiert : maïs en grains de plusieurs variétés et couleurs, farine de manioc, crevettes séchées, huile de palme, lait de coco, fruits et jus exotiques, viande séchée et aussi du bacalhãu (morue), sardines en boîte, thon, fromage des Açores et du vin de Madère. Incroyable rencontre de saveurs qui révèle des métissages inédits et dessine un paysage olfactif gourmand lusophone, telle une île imaginaire de contamination de goûts et de parfums. Troisième scène : B.leza, plus qu’une boîte de nuit. Dans la même direction que la rue et en passant derrière la place du Cais do Sodré on arrive tout droit à Santos, où dans le Largo do Conde Barão se tient le petit Palacio Almada Carvalhais. Il s’agit d’un ancien Palais bourgeois du XVIIe siècle, premier emplacement de l’historique boîte de nuit B.leza, récemment déménagée tout près du Cais do Sodré. Ouvert dans les années 90 pour offrir un endroit pour “matar saudade” – littéralement “tuer la nostalgie” – à ceux qui venaient d’Afrique, cet espace de concert est rapidement devenu une deuxième maison pour tous les musiciens africains débarquant au Portugal. Il a reçu symboliquement le nom B.leza (qui se prononce « beleza » en Portugais et signifie « beauté »), du nom de scène du musicien Francisco Xavier da Cruz, “le troubadour des îles”. Le B.leza accueille tous les musiciens africains qui entretiennent une ambiance africaine recherchée par bon nombre de compatriotes. D’où son succès, les gens revivent les émotions des nuits de Luanda, passées en dansant jusqu’à l’aube à cause du couvre-feu, pendant la guerre civile, quand la musique était surtout un instrument politique d’union nationale, et que la danse représentait une appréciable détente dans la fragilité de la vie diurne. Unis par la musique et la danse, les gens retrouvaient la sécurité et la confiance dans leur communauté, maintenant en vie leurs dialectes, leur histoires et leurs coutumes. À Lisbonne, ironiquement, le Palais Almada Carvalhães se trouve dans un endroit symbolique, dont très peu savent l’histoire. En effet, juste derrière se trouve la rue Poço dos negros, très proche du port fluvial de Santos, où s’arrêtaient celles et ceux qui arrivaient au Portugal en bateau, ici travaillaient les immigrés et à l’époque le quartier s’affirmait mixte. En réalité le caractère multiethnique de cette partie de la ville remonte à une époque plus ancienne: c’est ici qu’au XVe siècle les esclaves utilisés pour la pêche et les activités portuaires y vivaient. Les rues Poço dos Negros et São Bento ainsi que le Largo Dr. António de Sousa de Macedo formaient ce qui à l’époque était connu comme « le triangle créole » et qui pendant plusieurs siècles a constitué le quartier destiné aux immigrants d’Afrique. À une époque encore plus ancienne les esclaves africains y étaient enterrés anonymement, d’où son nom, Rua do Poço dos Negros, fosse commune pour plusieurs générations d’esclaves. Dans plusieurs cultures africaines le culte des ancêtres est très important, et on croit que ces derniers peuvent influencer la vie des descendants. Ce n’est certainement pas le fruit du hasard si le B.leza est né ici, pour chaque jour fêter les esprits de celles et ceux qui ont tant souffert… La discothèque s’est déplacée au bord de la rivière, plus proche du Cais do Sodré, près des épiceries et du trafic naval. Son public a complétement changé : beaucoup plus blanc que noir, et international. Des gens de toute l’Europe y viennent pour découvrir la musique angolaise ou capverdienne. Désormais les Portugais assument cette partie de leur culture : une partie noire dans la partie blanche ; un noir qui n’est plus une tache, mais son alter ego. Une autre Lisbonne : une ville qui se réveille quand l’autre se couche. Francesca Negro (2015)